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David rassembla ses affaires, empoigna sa valise et sortit dans le couloir. Il se sentait gris et sale, comme le petit jour qui baignait le paysage. Il possédait une autre malle de vêtements, quelque part dans le fourgon, et il se prit à espérer que les employés des chemins de fer n’oublieraient pas de la décharger le moment venu. Titubant comme un somnambule, il alla coller son front sur l’une des vitres piquetées de pluie. Le contact du verre glacé lui causa un bref mais intense soulagement. Dans la pénombre de l’aube la campagne lui parut sculptée dans un bloc de marbre gris. Les feuilles, les arbres, les buissons avaient tous quelque chose de pesant et… d’inerte. La forêt elle-même semblait composée d’une multitude d’arbres de béton stylisés. L’herbe des prés avait l’allure du crépi rugueux qui recouvre les façades de certains immeubles administratifs ; quant aux rares maisons, elles crevaient ce paysage lunaire tels des blockhaus aveugles aux angles arasés par les obus.
David serra les mâchoires, se répétant qu’il ne s’agissait là que d’une illusion due à la mauvaise luminosité, mais un sentiment de panique s’installa en lui, irréfléchi et tenace.
« Des vaches vont surgir, pensa-t-il, et elles seront serrées dans des bandelettes enduites de plâtre comme de grands blessés… »
Il aplatit son nez contre la vitre, guettant la venue de ces momies d’hôpital. Tout était gris, irréel. Une fois, pendant les vacances, il était passé avec M’man près d’une cimenterie industrielle dont les hautes cheminées dominaient la campagne comme une paire de donjons rébarbatifs, et il avait pu se rendre compte que tout le paysage aux alentours était saupoudré d’une farine grisâtre et collante que le vent rabattait au ras du sol. Les maisons, mais aussi l’herbe, les arbres des potagers, les poteaux télégraphiques, tout sans exception était gris, fardé de la même absence de couleur. M’man avait arrêté la voiture, stupéfaite, et ils étaient sortis tous les deux, un mouchoir plaqué sur le bas du visage. L’air avait un goût de craie qui desséchait la bouche. La poussière fine s’infiltrait partout, n’épargnant aucun objet. David et Lucie étaient restés figés, au milieu de la route, contemplant d’un œil incrédule ce paysage impossible. Et soudain un coq maigre avait jailli de derrière un tas de fagots. Il était entièrement gris, lui aussi, poudré de la crête aux ergots ; on eût dit un moulage de plâtre descendu d’un monument aux morts. À chaque pas, une bouffée de ciment voletait, rejetée par les profondeurs de son plumage. La main de M’man s’était crispée sur l’épaule de David.
« Tu te rends compte, avait-elle dit, il suffirait d’une averse pour qu’ils soient tous pris dans une gangue de ciment durci ! Un seul orage et la contrée ne serait plus peuplée que de statues ! »
Elle plaisantait, bien sûr, mais l’hypothèse avait éveillé en David des images apocalyptiques. Il s’était aussitôt rappelé les photos qu’un professeur d’histoire avait fait circuler en classe. Des clichés représentant les victimes statufiées par la lave de la catastrophe de Pompéi.
« Ils sont pris là-dedans, avait sifflé Shonacker, tu te rends compte ? Comme des truites qu’on enduit de glaise avant de les poser dans le feu ; si l’on cassait les coquilles… »
M’man l’avait poussé vers la voiture et ils avaient fichu le camp sans demander leur reste, mais l’image de cette campagne statufiée, prise sous une chape de béton, l’avait longtemps poursuivi. Ils avaient roulé trois kilomètres en silence, puis David avait lâché d’un ton mal assuré :
« Pourquoi y avait personne dans les rues, M’man ? Tu ne penses pas que cette histoire d’averse, ça s’est déjà passé ? Je veux dire « en vrai » ? Quand on est arrivé j’ai vu un square rempli de statues… Il y en avait vraiment beaucoup trop pour un si petit village. »
M’man avait souri, puis murmuré d’une voix mélodramatique :
« C’est parce que l’orage les a surpris pendant un championnat de boules. Ils étaient tous rassemblés, là, avec leurs vêtements gris, leurs visages gris, et soudain, alors que le père Barlow marquait le point, l’orage a éclaté. Ils n’ont même pas eu le temps de courir se mettre à l’abri. Le ciment à prise rapide a durci sur eux instantanément, immortalisant le championnat… Depuis ce temps-là le square est plein à craquer, et le père Barlow se tient les genoux fléchis, la boule à la main, pour l’éternité. »
Ils avaient ri, tous les deux, mais d’un rire un peu grelottant, semblable à celui des héros dans les séries télévisées, quand la post-synchronisation est encore plus mauvaise qu’à l’accoutumée. Aujourd’hui, en cette minute, David retrouvait cette même ville grise, poudrée comme une geisha… ou un vieux cadavre qu’on tente désespérément de rendre présentable.
« Ce n’est qu’une illusion, se répéta-t-il, un simple effet du petit jour. »
Le panneau surgit, blanc et bleu, vite avalé par le défilement du talus, mais David avait eu le temps de déchiffrer les mots : Triviana-sur-Mer.
À l’autre bout du wagon, un garçon émergea d’un compartiment, une valise à la main. C’était un adolescent de l’âge de David, mais qu’affligeait un embonpoint déjà avancé. Ses cheveux en brosse accentuaient les courbes poupines de son visage, lui donnant l’air renfrogné d’un gros baigneur qui vient de mouiller ses couches.
David nota que le garçon avait la peau blanche et maladive, et qu’à chaque pas ses joues tremblaient comme des paquets de gelée. Il détourna la tête, mais il avait déjà remarqué l’uniforme noir aux boutons distendus. L’uniforme du collège. Le bébé en deuil était un condisciple.
« Bon sang, songea-t-il, on dirait un croque-mort trop bien nourri. De quoi aurai-je l’air, moi, là-dedans ? D’un apprenti bourreau ? D’un commis d’huissier ? »
Du coin de l’œil il observait l’obèse, appuyé comme lui à la vitre. L’uniforme était horrible, mal coupé, trop long, disgracieux. Il semblait avoir été conçu à seule fin d’enlaidir ceux qui le portaient et de leur ôter toute envie de parader. Les filles devaient éclater de rire sur votre passage dès qu’on endossait l’une de ces défroques.
« On dirait une capote militaire, soliloqua David, un vêtement de prisonnier. »
Le manteau flottait bas sur les mollets, frôlant presque les chevilles.
« C’est pour gêner la marche, conclut David, pour nous empêcher de courir… et de prendre la fuite. »
Au moment même où il pensait : « Pourvu qu’il n’y ait pas de casquette », le gros garçon tira de sa poche une sorte de chéchia totalement ridicule et s’en coiffa. David retint un gloussement nerveux. Maintenant le collégien ressemblait à un dément coiffé d’un pot de fleurs. Comment pouvait-on porter cet accoutrement sans mourir de honte ?
Le train ralentissait. Un quai gris et lunaire jaillit de la brume.
« Et voici le cosmodrome H-304, songea David. Les voyageurs sont priés de revêtir leurs combinaisons spatiales, à l’extérieur l’atmosphère est constituée de gaz cyanhydrique pur, l’eau qui coule des robinets est en fait du venin de cobra, les pétales des fleurs sont en toile émeri, la peau des autochtones hérissée d’épines, quant à la mer on la surnomme la Pisse du Diable. Avis aux amateurs ! »
À demi déséquilibré par le coup de freins, il dévala les marches menant au quai. Personne ne descendit, exception faite du gros garçon en uniforme funèbre.
« Dans une heure je serai aussi ridicule que lui », gronda intérieurement David.
Il demeura figé au pied du panneau Triviana-sur-Mer, incapable de la moindre initiative. Au bout du train, des silhouettes s’agitaient, déchargeant les malles. L’adolescent obèse vint à la rencontre de David. Il marchait pesamment, avec une sorte de grâce éléphantine.
« Et il tortille du cul comme un pédé !» songea méchamment David, reprenant là l’une des expressions favorites de Shonacker.
L’espace d’une seconde il fut étonné de sa propre cruauté. Cette réflexion n’était pas de lui. Jamais à l’ordinaire il n’aurait formulé une telle appréciation. Que lui arrivait-il ? Le monde affreux et gris de Triviana-Plage était-il déjà en train de déteindre sur lui ?
— Bonjour, dit le gros garçon, je suis Moochie Flanagan. Je suppose que vous êtes le nouveau ? Nous serons probablement dans la même classe… Vous n’avez pas mis votre uniforme ?
David bredouilla de manière inintelligible. Jamais il n’avait pensé que deux garçons de quatorze ans puissent se dire « vous » comme des aristocrates anglais à particules et blasons. Dans son monde les gosses s’interpellaient en se donnant du « vieille pomme », « bite à genoux », « trouduc’ » ou « vieux chacal ».
Moochie Flanagan fit la moue, tira des gants de coton blanc de sa poche et entreprit de les passer.
— J’étais en convalescence, dit-il d’une voix mal assurée. Je suis asthmatique, j’ai eu une très grosse crise, j’ai dû rentrer en clinique pour être placé en assistance respiratoire… Mais maintenant ça va.
Un imperceptible dégoût s’insinua dans l’esprit de David. Ainsi l’obésité de Moochie cachait un tas d’organes malades, des bronches et des poumons avariés. L’asthme ? Il savait ce que c’était, Shonacker le lui avait expliqué jadis. Une maladie dégoûtante qui vous faisait haleter comme un vieux chien qui se branle sur un coussin du salon.
« Psschuitt… Rrhâââ, mimait Shonacker, Pssschuitt… Rrhhaa… et ça siffle, et ça chuinte. Ils deviennent tout bleus, avec une gueule de noyé et des lèvres noires. Cyanosés, on appelle ça. Ils asphyxient sur place. Alors ils avalent des cachets, se vaporisent des poudres au fond de la gorge, s’enfilent des suppositoires dans le cul. Dégueulasse – carrément dégueulasse ! » David se raidit.
— Normalement, je ne devrais pas vous parler, avoua le gros garçon, nous n’avons pas été présentés par le chef de classe.
— La… la discipline est stricte ? hasarda David pour dire quelque chose.
— Oui, assez, souffla Moochie, mais en plus il y a le protocole instauré par les élèves des classes supérieures, il faut s’y tenir sinon ils vous punissent. En fait c’est comme s’il y avait deux règlements imbriqués. Une école dans l’école.
David sentit un mauvais frisson lui râper l’échiné.
— Tu… Vous voulez dire que les élèves sont aussi vaches que les pions ? lâcha-t-il.
— Oui, fit le gros garçon avec une grimace, mais il ne faut pas le dire de cette manière. Il faudra soigner votre langage sinon les grands vous mèneront la vie dure. C’est assez pénible d’être seul dans ce collège, on devient vite le souffre-douleur des autres. Si vous voulez avoir la paix je vous conseille d’entrer dans une fraternité.
— Une quoi ?
— Un club d’étudiants. Il y en a quatre ou cinq, certains plus influents que d’autres. Je dirai qu’ils fonctionnent un peu à la manière d’un syndicat. Si vous avez un ennui avec la hiérarchie, ils vous défendent et plaident votre cause… Mais pour y adhérer il faut subir un examen de passage.
Moochie s’interrompit brusquement. Un véhicule noir venait de surgir de la brume. C’était une ancienne voiture de maître qui avait connu des jours meilleurs. Elle roulait presque au pas, comme si elle prenait un plaisir sensuel à faire craquer les graviers sous le caoutchouc de ses pneus.
— Attention, siffla le gros garçon, voilà le portier du collège. Faisons comme si nous ne nous connaissions pas. Oh ! C’est idiot, au lieu de vous raconter ma vie j’aurais dû vous dire d’aller enfiler votre uniforme dans les toilettes de la gare.
Il s’éloigna précipitamment comme si David venait de lui annoncer qu’il était atteint d’une maladie affreusement contagieuse, et partit rejoindre sa valise, à l’autre bout du quai. David se sentit gagné par un léger vertige. Où était-il tombé ? Que lui avait donc dit grand-mère Sarah au lendemain de l’hospitalisation de M’man ?
« Ta pauvre mère n’est plus en état de s’occuper de toi, tu t’en doutes, bien sûr. Toute cette histoire ne serait jamais arrivée si elle n’avait pas voulu vivre dans cette ville pourrie remplie de détraqués et où l’on compte un hold-up toutes les trente secondes. Tant qu’elle sera en cure de sommeil je me chargerai de ton éducation. Il n’est pas question que tu grandisses dans un tel environnement. J’ai demandé à Willbur Konaker, mon homme d’affaires, de te trouver une belle pension, à la campagne, au bord de la mer si possible. Je veux quelque chose de sain et de viril, qui te lavera de toute cette boue. Mon Dieu, si tu continues à vivre ici, tu seras drogué avant deux ans ! Il te faut de l’air pur, un bon enseignement, une discipline qui t’inculquera de solides principes moraux. Ah ! Si ta mère m’avait écoutée elle ne serait pas enfermée chez les fous à l’heure qu’il est !» À ce stade du discours David s’était bouché les oreilles pour ne pas entendre la suite. Il détestait quand grand-mère commençait à détailler les problèmes de M’man, et à raconter notamment comment, au lendemain du viol, elle avait tenté de se coudre le sexe pour que plus personne ne puisse plus jamais y pénétrer.
« Maintenant elle va mieux, concluait grand-mère, il paraît qu’elle se contente de se scotcher l’entrejambe avec du ruban adhésif. Il faut attendre. Le temps est notre meilleur allié. C’est du moins ce que disent les médecins, mais moi je sais qu’il faut aussi prier, beaucoup prier. Tout ce qui est arrivé est la faute de cette ville pourrie que rien ne purifiera jamais, si ce n’est l’holocauste nucléaire. Peut-être faudrait-il prier pour qu’éclate une guerre purificatrice ? »
David détestait les discours de grand-mère Sarah auxquels il ne comprenait goutte. Une fois de plus, il s’était bouché les oreilles, mais cela n’avait rien changé à la suite des choses. Le verdict était tombé sèchement : on l’avait inscrit à l’internat de Triviana-sur-Mer, une station balnéaire démodée depuis le début du siècle et dont les cabines de bain pourrissaient sous la pluie telles de vieilles guérites aux sentinelles oubliées. Le sort en était jeté ; il devenait pensionnaire.
La voiture noire s’arrêta devant la gare. Un homme maigre en culotte de cheval et bottes fauves en descendit. Il portait un tricot à col roulé de fine laine blanche qui moulait ses pectoraux. Il ne prononça pas une parole, mais se contenta de regarder tour à tour les deux enfants et de claquer des doigts. Moochie empoigna sa valise et marcha vers l’automobile, David l’imita. Le conducteur avait une gueule grise et dure tout en angles et en cicatrices. Sa main s’abattit sur l’épaule de David qui eut l’impression de recevoir un coup de gourdin sur la clavicule.
— Vous n’êtes pas en uniforme, mon garçon ? grésilla une voix rauque à peine audible.
— J’avais peur de le froisser, M’sieur, improvisa David.
— Si j’avais un conseil à vous donner jeune homme, ce serait de le passer tout de suite.
— Ici ?
— Oui, vous voulez une cabine d’essayage, peut-être ? Et un miroir pour vous pomponner ? Vous ne seriez pas un peu pédé sur les bords, mon gars ?
David s’immobilisa, le souffle coupé. Jamais un professeur ne lui avait parlé comme ça. « C’est comme dans ces films sur l’armée », songea-t-il en proie à une grande confusion mentale. « Il y a toujours une histoire de jeunes recrues et de sergent sadique. Des trucs comme ça n’existent pas dans la réalité, n’est-ce pas ? » Mais déjà il ouvrait sa valise et se déshabillait au milieu du parking. En quelques secondes il fut en slip, ses vêtements en boule dans la poussière. Il se baissa, ouvrit la valise sous le regard de l’homme à la gueule cassée. Le vent froid lui mordait la chair. Il se vêtit approximativement, enfilant l’uniforme trop rêche qu’il n’avait jusqu’alors jamais daigné sortir de sa housse.